Ziguinchor

Ziguinchor est une ville située en Basse Casamance, près de la frontière de la Guinée Bissau et de la Gambie. D’une ambiance décontractée, elle a la particularité d’être une ville hétérogène et multiculturelle, où vivent plusieurs ressortissants des pays limitrophes et du nord du pays. Dans la ville cohabitent toutes les langues parlées au Sénégal, toutes les religions – Islam, christianisme, animisme – et toutes les ethnies du pays, ainsi que les différentes expressions culturelles traditionnelles et contemporaines. Ziguinchor est la capitale de la Casamance, région luxuriante et pluvieuse du Sud aussi appelée ‘le grenier du Sénégal’ de par ses grandes richesses agricoles et forestières. La région est coupée du reste du Sénégal par le territoire gambien – qu’il faut traverser par la route à moins de faire un long détour par voie terrestre par l’Est du pays – et reliée par bateau et avion à la capitale. Malgré un important développement du tourisme à partir des années 1970, cette situation géographique périphérique a participé à un sentiment de marginalisation et d’enclavement auprès des habitants, dont se sont nourries – parmi d’autres facteurs tels que l’accaparement des terres et l’exploitation des ressources agricoles et forestières de la part des ‘nordistes’ qui se sont installés dans la région en raison de ses richesses naturelles – les revendications indépendantistes du Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC). Ce mouvement armé réclamant l’indépendance de la Casamance – qui porte le même nom d’un parti politique régional né en 1947 – s’est engagé dans un long conflit armé avec l’armée sénégalaise (1982-2014), suivi par des années d’accalmie avec des épisodes conflictuels sporadiques. Bien que le gouvernement ait signé en février 2025 un accord de paix avec l’une des principales factions du MFDC en Basse Casamance, consolidant les processus de paix déjà entamés, le contexte de ‘ni guerre, ni paix’ ainsi que le sentiment de marginalisation de la Casamance sont toujours présents dans l’imaginaire collectif des habitants, et dans les actions et les revendications des (jeunes) artistes engagés. Ils s’engagent en effet pour une paix durable et souhaitent, entre autres, une meilleure intégration à l’ensemble socioéconomique sénégalais, tout en restant très attachés à leurs particularités culturelles, ethniques et linguistiques régionales.


Quartier Escale, Ziguinchor: Rue de la Paix et Mémorial ‘Le Joola’, en mémoire du naufrage du ferry entre Ziguinchor et Dakar en 2002 qui a fait plus de 1800 morts
Ville de pluralisme culturel, ethnique, linguistique et religieux
La culture à Ziguinchor est marquée par sa richesse en traditions, l’importance de ses manifestations culturelles et artistiques – parmi lesquels on peut citer le Grand Carnaval de Ziguinchor, le Festival régional de danse de la Casamance, le Festival international des musiques traditionnelles du sud du Sénégal, Zig-Fest, Casamance en scène – et par son riche patrimoine naturel et artistique comprenant des sites culturels et l’artisanat. Les actions culturelles dans la ville, organisées selon les cas par les autorités locales et par des associations culturelles, visent à promouvoir autant le patrimoine culturel traditionnel des diverses ethnies que les expressions culturelles et artistiques contemporaines, tout comme l’artisanat et les savoir-faire locaux, dans une visée de promotion de la paix et du développement durable. S’agissant d’une région touristique, les tendances récentes sont aussi d’établir un lien entre promotion des diversités culturelles et des particularités historiques locales, artisanat et tourisme durable, en sensibilisant notamment à la préservation de l’environnement, aux comportements éco-responsables (gestion des déchets, consommation responsable), et à l’économie circulaire. Ziguinchor, comme la Casamance dans son ensemble, est un creuset de cultures où coexistent diverses ethnies (Diola, l’ethnie majoritaire, Mandingue, Baïnouk, Balante, Manjaques, Soninké, Toucouleur, Peul, et Wolof). Dans la région de Ziguinchor sont toujours présents des royaumes situés dans des terres ancestrales. En particulier, le roi d’Oussouye est le chef spirituel, religieux et traditionnel des diolas animistes du groupe des Floups. C’est une personnalité influente et respectée qui incarne un mariage subtil entre héritage spirituel et modernité, et qui est chargé de veiller à la paix et à la cohésion sociale dans son territoire et dans la région.


Le roi d’Oussouye, Sibilumbai Diédhiou, à droite avec l’anthropologue Abdou Ndao (projet REUCIT), Oussouye
Le plurilinguisme est très répandu en raison d’un paysage linguistique particulièrement riche, avec la langue diola et ses différents dialectes (boulouf, fogny, kasa), le crioulo (langue créole à base portugaise), les langues des différentes ethnies (manjaque, balante…), le wolof et le français, qui sont parlés dans les interactions entre ethnies diverses et l’administration, ainsi que l’anglais. L’on assiste aussi à une coexistence harmonieuse entre les différentes communautés religieuses, dont le christianisme et l’islam, avec une forte présence de croyances animistes. Les traditions ancestrales animistes sont bien vivantes, notamment chez les Diolas, avec des rites initiatiques dans le bois sacré et des cérémonies religieuses qui rythment la vie quotidienne. Tout ces aspects contribuent à une diversité culturelle et patrimoniale où coexistent différentes traditions, qui peuvent aussi être articulées ou fusionnées avec des expressions artistiques contemporaines voire urbaines, en particulier auprès des jeunes artistes et leurs collectifs.


L’entrée du Centre culturel régional de Ziguinchor avec ‘bienvenue’ dans diverses langues locales et internationales, et un détail du hall
Le Centre régional en tant qu’architecte de la vie culturelle
Le Centre culturel régional de Ziguinchor est l’entité décentralisée du ministère en charge de la culture – dès septembre 2025, Ministère de la Culture, de l’Artisanat et du Tourisme – dans la région de Ziguinchor (départements de Ziguinchor, Bignona et Oussouye). Au niveau étatique, il travaille avec le Conseil départemental et la mairie, et collabore avec les principaux acteurs culturels de la ville et de la région, y compris avec l’Alliance Française de Ziguinchor. Le centre culturel représente un acteur incontournable de la vie culturelle de la ville (et de la région) de par la vivacité de son rôle et de ses initiatives qui comprennent des nombreuses collaborations, partenariats et activités ainsi que des démarches de recherche de fonds auprès de la coopération internationale (en particulier allemande, espagnole, USAID) et d’ONG internationales, pour pallier aux insuffisances des financements étatiques. Doté d’un grand centre avec une bibliothèque, des ordinateurs, des salles de spectacle et de répétition, il représente un espace d’échange, d’information, d’orientation, de formation et de spectacle. Il met l’accent sur la formation et l’encadrement des jeunes artistes et acteurs culturels de Ziguinchor qui évoluent dans les divers secteurs artistiques, en les accompagnant dans leurs démarches de recherche de fonds (par exemple auprès du Fonds de développement des cultures urbaines et des industries créatives), et en organisant des formations avec des partenaires divers. Parmi d’autres formations, on peut mentionner la collaboration avec Senegal Talent Campus de Dakar dans les cadre d’une formation certifiante en techniques du son, ou en audiovisuel et montage vidéo avec l’appui de l’ambassade des États-Unis.

L’entrée du Centre culturel régional de Ziguinchor, avec des graffitis réalisés par des jeunes du collectif Caz’Art Cultures Urbaines
Certes, les responsables du centre pointent le manque d’autres infrastructures jugées nécessaires pour accompagner les jeunes et les artistes telles qu’un théâtre de verdure pour les grands spectacles ainsi qu’une salle de montage pour les jeunes artistes et cinéastes, et s’active pour trouver des financements auprès de partenaires divers. Le démantèlement d’USAID en début 2025, qui finançait plusieurs initiatives culturelles et de promotion de la paix à Ziguinchor et en Casamance, devra obliger à envisager d’autres stratégies de financement, tout en lançant un vaste débat au niveau local et national autour de la dépendance internationale. Le gouvernement sénégalais plaide dans son plan de développement ‘Senegal 2050’ pour une économie souveraine, affranchie de l’aide extérieure, en exploitant davantage les ressources nationales et en coopérant davantage avec la diaspora. Bien que l’American Corner de Ziguinchor, qui met à disposition une bibliothèque avec des ordinateurs dans les locaux du centre culturel, continue toujours ses activités de promotion de la langue anglaise et de leadership, il s’agit là d’un défi à relever pour les acteurs culturels d’une région où la coopération des États-Unis était très présente.

Hall d’entrée du Centre culturel régional de Ziguinchor
On joue un rôle non seulement de conseil, d’orientation, mais aussi de formation. Parce qu’on organise beaucoup de formations avec certains partenaires, on organise des formations pour les jeunes qui sont dans le milieu culturel, que ce soit les cultures urbaines ou les autres sous-secteurs. Parce que nous, on les appelle les sous-secteurs. Il y a maintenant les cultures urbaines, il y a les arts plastiques, la danse, la musique, le théâtre, la mode, le cinéma. Il y a tout ça ici, c’est-à-dire que tous ces secteurs, ces sous-secteurs de la culture dépendent du ministère à travers le centre culturel. Et dans chaque sous-secteur, il y a une association. Ils se sont regroupés autour d’une association. Et là, depuis deux ans, ils sont en train de travailler pour créer un collectif qui regroupe toutes ces associations-là autour d’une fédération.
I.B.
Le projet Ziguinchor Capitale Culturelle Horizon 2045
Le Centre culturel régional a favorisé la structuration de l’ensemble des acteurs culturels de la ville et de la région en une fédération régionale au travers du projet Ziguinchor Capitale Culturelle Horizon 2045, comprenant la participation de toutes les associations culturelles des divers sous-secteurs de la culture (arts dramatiques, danse, cinéma, cultures urbaines, mode et stylisme, patrimoine, arts plastiques…). Une telle démarche de structuration et de participation, coordonnée par un acteur culturel clé de la ville, Djibril Goudiaby, plasticien et comédien, et initiateur du Festival Casamance en Scène, a été financée en 2022 par le ministère en charge de la culture. L’objectif est de permettre aux acteurs culturels de toute la région de Ziguinchor de travailler ensemble pour représenter un interlocuteur structuré dans le cadre de la mise en place de la politique culturelle de l’État, et permettre l’organisation d’événements culturels disséminés dans toute la région. Il s’agit aussi d’amener les acteurs culturel et les artistes de tous les domaines à parler d’une même voix pour défendre leurs intérêts, en dépassant les clivages sectoriels. L’objectif d’un tel projet, qui a abouti à la création d’une association fédératrice, est également celui de promouvoir la culture de Ziguinchor et de la faire mieux connaitre au reste du Sénégal et à l’international, dans une démarche engagée de valorisation du patrimoine culturel régional, mais aussi de l’identité et de la vitalité créative de la ville. Les activités de structuration et de dialogue sont en cours dans tous les trois départements de la région, et ont abouti à un premier draft de projet qui a été déposé à l’ancien ministre en charge de la culture. Le projet est en train d’évoluer suite au changement de régime en 2024 (et du remaniement ministériel au niveau de la culture en septembre 2025).

Membres de l’Association Ziguinchor Culture Horizon 2045, avec le Prof. Kalidou Sy (projet REUCIT), à l’issue d’une rencontre
Il faut que les artistes puissent vraiment s’unir, constituer un bloc. Donc avec le Centre culturel régional on a mis en place un projet intitulé Ziguinchor Capitale Culturelle Horizon 2045. C’est un vaste programme qui regroupe l’ensemble des acteurs culturels de manière globale, que ce soient les cultures urbaines, le théâtre, la musique, les arts plastiques… Et dans chaque domaine il y a une initiative qui fédère tous les acteurs qui évoluent dans ce domaine-là. Puisque Casamance en Scène a déjà une base, nous allons nous appuyer sur ça pour fédérer les acteurs du théâtre. On a ce qu’on appelle Janvi’art, ça se passe au mois de janvier, c’est les arts plastiques, on a fait une exposition qui a abouti à des résidences de création avec des expositions itinérantes. On a ce qu’on appelle Cadanse, au niveau de la danse, en musique on a Soryca, sonorité et rythmes de la Casamance, au niveau du stylisme et de la mode, on a ce qu’on appelle Zigmoda. Voilà, presque tous les acteurs se retrouvent sur ça. Et maintenant, le cinéma, qui va être le canal qui va permettre de mettre en exergue tout ce qu’il y a comme créativité. (…) Ziguinchor a été une ville de ‘ni guerre, ni paix’, donc on s’est dit ça va permettre aux gens de connaître Ziguinchor. L’accueil. Je pense que nous avons des choses à partager avec le monde entier. Et Ziguinchor mérite d’être connue. C’est un défi, c’est un combat que nous sommes en train de mener. Pour que les gens puissent connaître véritablement cette ville.
D.G.
L’Alliance Française de Ziguinchor: un lieu d’échange et de coopération culturelle
L’Alliance Française de Ziguinchor, une association de droit public qui fait partie du réseau de coopération culturelle et linguistique sénégambien, représente un acteur clé de la culture de la ville. Créée dans les années 1980 par un pédagogue français pour soutenir le public scolaire de la ville, elle a été reconstruite pendant les années 1990 – avec des bâtiments s’inspirant des cases à impluvium de Casamance – dans le terrain de l’ancienne gare routière, un grand espace de plus de 5000 mètres carrés. Cette nouvelle alliance, comprenant un théâtre de verdure, des salles de classes, une grande bibliothèque, une salle polyvalente, un restaurant, ainsi qu’un jardin botanique, a été financée par l’Ambassade de France. Lors des années suivantes, seront introduits d’autres classes, l’espace d’exposition ZigZag, la Maison des Artistes, ainsi que l’AF-LAB, un espace de coworking et un incubateur, dans le cadre d’un projet de formation et d’accompagnement en entreprenariat et création d’entreprise. La vocation de cette institution est avant tout la formation en langue française (diplômes reconnus au niveau international), aussi pour les étudiants étrangers de l’Université Assane Seck de Ziguinchor, mais elle représente pour la ville et la région une importante plateforme d’échanges dans le domaine de l’éducation, de l’art et de la culture. L’Alliance organise régulièrement des manifestations artistiques et culturelles, des débats, des rencontres d’auteurs et des ateliers de formation, aussi en collaboration avec le Centre culturel régional ou d’autres partenaires, tout en louant ses espaces aux acteurs culturels et aux artistes pour l’organisation de manifestations culturelles, des formations et des concerts. L’espace de l’Alliance peut dans certains cas représenter un tremplin pour des acteurs culturels de la ville, comme pour la troupe de théâtre qui a initié le Festival Casamance en Scène, qui a bénéficié à ses débuts de cet espace en tant que lieu de répétition et d’échange avec des acteurs culturels d’autres régions ou venant de France.
On a eu la chance de rencontrer à l’époque le directeur de l’Alliance Française de Ziguinchor, qui a vu une de nos prestations, qui nous a dit, nous avons un espace, nous avons un cadre qui peut vous permettre vraiment de vous exprimer. Voilà, c’est comme ça qu’on est partis là-bas. Et le fait d’aller dans cette institution nous a intrigué, nous a ouvert des portes. Parce que ça nous a permis d’être en contact avec les gens qui venaient d’ailleurs. Puisque Ziguinchor est un peu coupée du Sénégal, pour avoir une bonne formation à l’époque, il fallait aller jusqu’à Dakar pour pouvoir soit aller à l’École des arts ou rencontrer des professionnels. Donc du coup, le fait d’aller à l’Alliance nous a permis de rencontrer des professionnels qui venaient, peut-être le lendemain de leur spectacle ils organisaient un atelier, une master classe, des choses comme ça. Donc c’est comme ça qu’au fur et à mesure ça nous a permis d’avancer lentement mais sûrement. Et par la même occasion, on a rencontré également d’autres professionnels qui nous ont dit, nous avons des projets comme ça. Et voilà, on est partis en France pour des formations, on est revenus, et voilà c’est comme ça que de fil en aiguille nous sommes devenus, modestement parlant, ce que nous sommes.
J.G.

L’Alliance Française de Ziguinchor après les vandalismes de mai et juin 2023 suite à des tensions politiques
Reconstruire l’Alliance : un appel à la solidarité
Dans un climat de fortes tensions politiques suite à l’arrestation d’Ousmane Sonko, à l’époque maire de Ziguinchor et leader de l’opposition (actuellement Premier ministre), l’Alliance Française a été presque entièrement détruite par des vandalismes et des incendies en mai et juin 2023. Les vandalismes dans la ville ont concerné, en plus que l’Alliance, plusieurs institutions telles que des écoles, un service de santé, la Poste. Ces violences, qui ont profondément touché la communauté locale et culturelle, auraient été perpétrées par des jeunes s’attaquant, selon des observateurs, à des institutions symbolisant l’État. Ou alors, dans le cas de l’Alliance, à des institutions renvoyant à la France, bien que l’équipe de l’Alliance ait toujours fait attention à ne pas envisager ces épisodes – ni à les faire percevoir dans les médias – comme des actes dirigés contre la France. Selon un chercheur, un élément fédérateur tel que l’arrestation de l’ancien maire de Ziguinchor aurait déclenché des épisodes dirigés contre les symboles de l’élite étatique considérée comme responsable non seulement de l’arrestation de leur leader politique, mais aussi des difficultés vécues par ces jeunes dans leur vie quotidienne.
Cet événement devient un élément catalyseur qui déclenche quelque chose et qui va fédérer. Et donc les gens vont se fédérer autour de ça. Par les réseaux sociaux, évidemment. C’est violent parce qu’ils vont faire l’amalgame. Ils vont associer des choses qu’ils ne le sont pas. Ils vont avoir une interprétation d’une réalité qui parfois les dépasse. Quand on va associer l’Alliance Française avec la France, par exemple, c’est méconnaître ce que c’est que l’Alliance, c’est de méconnaître comment fonctionne l’Alliance, c’est méconnaitre les missions de l’Alliance. (…) Parce qu’on va considérer que la situation de précarité, de difficulté dans laquelle on se situe, c’est à cause de l’institution ou de ceux qui représentent cette institution. Et moi je mets en lien le fait que par exemple ils aient brûlé des écoles, parce que l’école c’est un symbole quand-même. On va attaquer l’école parce que on va considérer que ces intellectuels qui sont dans l’État, c’est eux les maux de nos difficultés aujourd’hui. Et donc brûler l’école c’est aussi brûler le symbole qui représente cet État.
J.A.G.

Affiche du concert de soutien de la Maison des cultures urbaines de Ziguinchor pour rebâtir l’Alliance Française
Faisant preuve de résilience, l’équipe de l’Alliance a poursuivi une partie de ses activités dans le jardin, et a lancé une collecte de fonds en appelant à la solidarité des acteurs culturels, et d’institutions étatiques et privées pour sa reconstruction. Grâce au soutien de partenaires divers, un projet de reconstruction novateur a été conçu par un atelier d’architectes de Dakar pour reconstruire entièrement les locaux de l’Alliance, intégrant des principes bioclimatiques. Des soirées caritatives sous le signe de la solidarité ont été organisées pour réunir les fonds nécessaires à la reconstruction, avec la participation d’acteurs culturels de la région. Or un tel soutien solidaire de la part des acteurs culturels aurait mis un certain temps à s’exprimer, étant donné le climat de fortes tensions politiques entourant ces évènements. Ceci étant posé, en 2025, deux ans après ces épisodes de violence urbaine, ont eu lieu plusieurs évènements et concerts de soutien et de solidarité pour rebâtir l’Alliance Française, y compris un concert organisé par les artistes engagés de la Maison des cultures urbaines de Ziguinchor. L’Alliance Française, bien que parfois perçue comme s’adressant à un public davantage élitiste et intellectuel que le Centre culturel régional – qui est plus accessible à un public de jeunes et de jeunes artistes – représente un lieu important aussi pour les jeunes des cultures urbaines, qui ont organisé plusieurs grands concerts dans sa salle de spectacle.

Graffiti réalisé par des jeunes de Caz’Art Cultures Urbaines dans le cadre du projet MIGRA, quartier Escale
Les cultures urbaines: une dynamique inter-régionale et connectée
La scène hip-hop de la ville de Ziguinchor – tout comme celle de la ville de Bignona (située dans la région de Ziguinchor) – est très vivante et très connectée avec les acteurs des cultures urbaines de Dakar, notamment des rappeurs tels que Malal Tall de Guédiawaye Hip-Hop, Simon (ex Y en a Marre), Matador (Africulturban) ainsi que Amadou Fall Ba et McMo de la Maison des cultures urbaines (MCU). Ces acteurs dakarois se sont impliqués dans le développement des cultures urbaines dans d’autres régions sénégalaises, dans ce cas à Ziguinchor, en invitant les artistes à se produire à Dakar et en dispensant des conseils pour une meilleure structuration, tout en les appuyant dans leur démarches pour la création d’une maison des cultures urbaines dans leur localité. Parmi les groupes de Ziguinchor qui se sont produits à Dakar figure un groupe très connu, Hardcore Side, qui est devenu depuis sa création en 2005 l’un des porte-parole de la jeunesse casamançaise dans la capitale en s’engageant, notamment à la Maison de la Culture Douta Seck, dans des activités de sensibilisations pour promouvoir une résolution du conflit casamançais basé sur le dialogue entre les parties, en discutant du rôle de la jeunesse dans les processus de paix. Ces rappeurs engagés ont souhaité, comme d’autres artistes du mouvement hip-hop sénégalais, représenter au travers de leur musique ‘la voix des sans-voix’, en parlant des problèmes de la société, de leur région, tout en exportant la culture casamançaise ‘vers l’universel’. Or après avoir sorti divers albums, créé un studio d’enregistrement, et organisé des festivals de hip-hop à l’Alliance Française grâce au soutien du Fonds de développement des cultures urbaines, ils ont quitté Ziguinchor pour la France en 2023, en évoluant vers d’autres carrières.

Graffiti réalisé par des jeunes de Caz’Art Cultures Urbaines dans le cadre du projet MIGRA, quartier Escale
La structuration en associations et collectifs
Bien que les villes de Ziguinchor et Bignona aient leurs dynamiques propres et leurs associations de cultures urbaines, les scènes hip-hop des deux villes sont connectées, notamment lors de la tenue de concerts et de festivals de cultures urbaines qui impliquent des artistes de la région. Les associations des cultures urbaines, appuyées par le Centre culturel régional dans leurs démarches de recherche de fonds, se caractérisent par l’importance des financements obtenus auprès du Fonds de développement des cultures urbaines et des industries créatives du gouvernement (plusieurs projets de la région sont acceptés chaque année). La scène des cultures urbaines de la ville de Ziguinchor est portée par Lass Tigui, membre d’un groupe de rap historique de Ziguinchor, Daaray Mbed. Il s’active en tant que coordinateur du collectif Caz’Art Cultures Urbaines pour favoriser le développement du secteur des cultures urbaines, la formation et le renforcement des capacités des jeunes artistes de la ville – qui sont souvent autodidactes -, la reconnaissance de leur statut d’artiste, et l’organisation de festivals ou de concerts. A Bignona, les cultures urbaines sont portés par des acteurs tels que Momar Ndiaye, membre de Y en a Marre, et Général DJ. Les artistes hip-hop de cette ville sont regroupés en deux associations – Associations des Arts et Cultures Urbaine de Bignona et Bignona Hip-Hop – et organisent le Festival des Cultures Urbaines de Bignona (FESMUB), qui a fêté ses 10 ans en 2025. Les acteurs des cette ville travaillent actuellement à un projet de construction d’une maison des cultures urbaines dans leur localité, Africulturbain Bignona, avec l’appui du maire de la ville, pour mieux structurer le secteur et accompagner les jeunes artistes hip-hop.
Les collaborations entre les acteurs des cultures urbaines et les autorités locales, souvent un maire qui est sensibilisé à la culture et aux revendications des jeunes, sont essentielles pour que les jeunes soient soutenus dans leurs activités, notamment pour la mise en place d’une maison des cultures urbaines, comme cela a été le cas à Dakar. Il s’agit aussi de noter que la parole des jeunes, et en particulier celle des jeunes des cultures urbaines, est en effet devenue influente au niveau politique, autant au niveau local qu’au niveau du Sénégal.
Pour la politique locale, on est écoutés parce que tout simplement on a cette relation avec les politiques. Et la politique au Sénégal a changé. La jeunesse s’est carrément intégrée à la politique. Ça se passe très, très bien, quoi. Oui, c’est les jeunes qui ont pris la responsabilité par rapport à la parole dans le pays. Forcément, leur parole, ça pèse. Ils ont compris ça.
L.T.

Graffitis réalisés par des jeunes de Caz’Art Cultures Urbaines, Centre Culturel Régional de Ziguinchor
A Ziguinchor, Caz’Art Cultures Urbaines, créé initialement en tant que groupe WhatsApp, est un collectif qui regroupe plus de 200 jeunes artistes de la scène hip-hop de la ville, qui a leur tour ont créé d’autres collectifs (de graff, slam, rap, danse…). La scène de Ziguinchor a évolué vers la mise en place de la Maison des Cultures Urbaines de Ziguinchor, un espace dédié à la créativité, à l’innovation et à la diversité de la culture urbaine. Bien que disposant pendant une année d’une maison dont le loyer a été payé par un ancien maire de la ville, les jeunes artistes hip-hop de Ziguinchor s’appuient actuellement sur le Centre culturel régional pour dérouler leurs activités et festivals, comme Caz’Art Urban Fest. Ils sont toujours engagés dans des démarches pour l’obtention d’une maison dédiée avec l’aide des autorités. Le fait de se réunir en association ou en collectif est estimé important pour favoriser une dynamique de développement et de reconnaissance des cultures urbaines, et pour s’entraider lors des activités artistiques individuelles des uns et des autres, en articulant engagement collectif et individuel.
On travaille en collectif. Parce qu’on a le collectif des graffeurs, le collectif des slameurs, on a aussi le collectif des artistes hip-hop. Même si on travaille individuellement, on se met en collectif et on se sollicite. C’est le plus important. On se sollicite, on s’appelle, on s’entraide et on fait de notre mieux pour être solidaire et avancer ensemble. Voilà, d’être une force de proposition. Parce qu’on a compris qu’on peut aller vite tout seul, mais on peut aller plus loin ensemble. Quand on est ensemble, on a plus de force. Voilà, et on va pouvoir quand même s’engager dans différents combats et s’en sortir.
L.T.


Affiches de festivals de cultures urbaines à Ziguinchor et Bignona
Les thématiques d’engagement: entre promotion de la paix et de la jeunesse
Les jeunes des cultures urbaines de la région s’engagent dans des projets et des actions de sensibilisation sur des thématiques variées, avec des partenaires divers. Parmi celles-ci, notons en guise d’exemple des actions de sensibilisation et des concerts auprès des jeunes de la ville et de la région sur le thème de la paix durable, en collaboration avec le Comité régional de solidarité des femmes pour la paix en Casamance (USOFORAL), un projet pour faciliter l’obtention des actes de naissance dans les régions instables ou reculées – avec Y en a Marre, qui a pendant longtemps porté ce combat -, des concerts et des actions en milieu carcéral, la sensibilisation au déminage dans les villages, les questions de la migration irrégulière, ainsi qu’un projet de sensibilisation pour les lycéens sur les violences faites aux femmes, avec le collectif dakarois de femmes Genji Hip Hop et des partenaires canadiens. Comme à Dakar et dans d’autres villes sénégalaises, les acteurs du milieu des cultures urbaines de la région, bien que moins organisés que dans la capitale, se distinguent par leur engagement social et par leurs combats, présents aussi dans les textes des rappeurs, où les thématiques de la paix et du développement de la région sont importantes, mais aussi les problématiques vécues par les jeunes, comme la difficulté de trouver un travail, le manque d’accompagnement à la jeunesse pour une meilleure exploitation de la terre et de l’agriculture, et pour la transformation et la commercialisation des produits. Ils soulignant leur droit à s’épanouir dans leur région sans devoir migrer vers la capitale ou à l’étranger.
Les gens ont vécu une crise casamançaise depuis 1982, mais ça ne veut pas dire que la jeunesse n’a pas le droit à l’épanouissement, n’a pas le droit à avoir des rêves. (…) Il y avait un conflit, nous savons comment il a vraiment débuté, et que, avec cette nouvelle génération, nous devons les apaiser pour leur montrer qu’on ne fait pas la guerre. Notre guerre, c’est de s’entraider, il ne faut pas qu’on se disloque pour des futilités. Cela a duré presque 40 ans avant qu’on naisse, donc on ne peut pas continuer à soutenir cela. Donc pour vraiment atténuer, il faut occuper ces gens-là, parce qu’en Casamance c’est un peu dur, ce n’est pas donné à tout le monde d’avoir un travail. (…) OK, nous, en Casamance, on a un atout, on a la terre. La terre, elle est là. Souvent, le problème, c’est que les jeunes disent qu’il n’y a pas de financement, on n’a pas été accompagnés, on n’a pas de capital. C’est vrai. Maintenant, comment créer ce capital-là? Par exemple, si nous on se bat pour avoir un espace agricole, on se bat pour avoir un accompagnement, pourquoi ne pas prendre des jeunes qui sont dans les cultures urbaines, les faire travailler la terre, puis financer leur projet culturel? C’est une idée.
M.N. et G.D.
L’influence des ‘grands frères’ dakarois
Au-delà des engagements sociétaux, les combats menés par ces jeunes concernent la reconnaissance des cultures urbaines dans leur localité et en Casamance. L’exemple de Dakar, avec sa maison et sa place des cultures urbaines ainsi que ses centres culturels à Pikine et Guédiawaye mis en place par des rappeurs, représentent un exemple d’engagement et de structuration dont les jeunes des cultures urbaines de Ziguinchor veulent s’inspirer. Leurs porte-parole se rendent régulièrement dans la capitale pour rencontrer les ‘grands frères’ de Dakar, se former et acquérir de l’expérience. Le rôle de mentor joué par des acteurs des cultures urbaines dakarois et par des membres de Y en a Marre est estimé essentiel pour le développement des cultures urbaines dans la ville et la région, et atteste la solidarité inter-régionale du milieu des cultures urbaines.
Moi je suis influencé par Y en a Marre, je suis ami avec un grand frère, Simon. Simon c’est mon ami, c’est mon grand frère, c’est mon conseiller aussi, que j’ai côtoyé, qui m’a fait connaître les Amadou Fall Ba, les Malal Talla, les grands frères avec qui je suis, et j’ai beaucoup de respect par rapport à leur travail, ce qu’ils sont en train de faire au niveau culturel. Et ça m’a motivé à me dire, moi je ne suis pas un grand frère sur Ziguinchor, mais je ferai de mon mieux pour mettre en place les trucs qu’ils sont en train de mettre en place à Dakar. Et quand j’ai plus d’idées, j’appelle Simon, ou bien Amadou Fall Ba, ou bien MC Mo, je leur dis, frérots, j’ai besoin de ça et je ne sais pas quoi faire. Et eux ils me disent, il faut, il faut… On a des très bons links, c’est le respect, et le hip-hop c’est le respect. J’ai été influencé par eux, c’est mes modèles. C’est les Y en a marre, c’est les grands frères, sérieusement. Par rapport à tout ce qu’ils sont en train de faire.
L.T.

Logo de la Maison des Cultures Urbaines de Ziguinchor
L’ancrage territorial casamançais
Une autre particularité qui caractérise la scène des cultures urbaines de la région de Ziguinchor, notamment les rappeurs et les slameurs, est la tendance récente au plurilinguisme dans les textes et la fusion entre sonorités hip-hop et traditionnelles. Le propos est de valoriser et faire vivre les langues et les diversités culturelles et ethniques de la Casamance, qui devient la référence territoriale principale, au delà de la ville ou du quartier. La Casamance possède en effet une identité bien distincte du reste du Sénégal, étant donné son contexte géographique, social et culturel particulier, et l’enracinement dans son histoire plus ancienne, le conflit en Casamance. Le plurilinguisme, ou la fusion avec des musiques locales, permet aussi faire passer les messages à un public plus large et diversifié que celui des jeunes, en devenant un véhicule de transmission de messages autant à la jeunesse qu’à la population.
On va se repérer à quelque chose de plus grand, la Casamance, les gens s’enracinent dans une histoire plus ancienne, qui est le conflit en Casamance. Ici, les gens vont dire que c’est la Casamance l’élément de repère. A la limite, ça peut être l’ethnie, Diola, Mandingue, Balente… Parce que quand on prend les cultures urbaines, il y a maintenant de plus en plus des rappeurs et des slameurs qui vont slamer en Diola, qui vont rapper en Diola, qui vont rapper en Balente, en Mandingue, etcétéra. Ce qu’on avait moins au début.
J.A.G.
Les femmes et les cultures urbaines

Graffiti réalisé par des jeunes de Caz’Art Cultures Urbaines dans le cadre du projet MIGRA, quartier Escale
Les jeunes femmes sont de plus en plus actives dans les cultures urbaines à Ziguinchor, en particulier dans le rap, le slam, mais aussi l’audiovisuel et la danse, bien qu’il s’agisse toujours d’un milieu à prédominance masculine. Les jeunes hommes déclarent jouer un rôle de mentor, par exemple en programmant les rappeuses et slameuses dans les concerts et les festivals pour les mettre au devant de la scène, et favoriser leur visibilité. Ils leur donnent des conseils pour s’affirmer dans ce mouvement à prédominance masculine, tout en remarquant que les jeunes femmes ont appris à se faire respecter et à s’assumer, ainsi qu’à se faire accepter et apprécier auprès du publique.
Il y a des filles et moi, perso, dans tous les programmes, je les privilégie. Pour les encourager, il faut les mettre au-devant de la scène. On a des femmes qui font la musique et qui sont très, très, très talentueuses, sérieusement. (…) Bah oui, c’est accepté au final parce qu’on est au 21ème siècle, du coup la vie qu’on avait… Et derrière on n’a plus ce complexe, c’est ta passion déjà, et voilà ça ne t’empêche pas d’être femme, ça t’empêche pas de faire de tes activités, voilà tu as des programmes à faire, tu les fais tranquillement et tout. Elles sont appréciées, et nous on est en train de faire ce qu’on peut pour elles, il y un côté de booking mais un côté aussi de conseil en tant que grands frères parce que le milieu est tellement compliqué surtout si tu es femme, il y a des tentatives… Notre rôle c’est de t’expliquer les différents les pièges qu’on peut te poser. Parce que voilà, c’est ça le milieu, tu es une fille, tu as besoin d’un texte, tu as besoin d’un studio, tu as besoin de quelqu’un qui va t’accompagner, mais souvent c’est des propositions, ouais, viens on va sortir ensemble… De fait, nous on les accompagne par rapport à cela. Mais moi les filles que je connais, elles ont leur caractère, c’est fort respecté, sincèrement.
L.T.
Selon des observateurs, les obstacles pour les jeunes femmes du milieu hip-hop seraient néanmoins encore présents, à Ziguinchor comme dans d’autres régions sénégalaises. Dans les sociétés sénégalaises traditionnelles, ou oscillant entre tradition et modernité, les femmes auraient en effet plus de difficultés à percer et à se faire entendre dans l’espace public que les hommes. Et ceci d’autant plus lorsqu’elles évoluent dans un milieu artistique tel que le hip-hop, où il y a des codes vestimentaires et un rapport au corps particuliers, et où les femmes portent généralement une parole critique et engagée, qu’elle soit plus soft ou hardcore. Les obstacles peuvent provenir aussi du milieu hip-hop, qui a été pendant longtemps essentiellement masculin, et qui n’aurait pas laissé, surtout au début, beaucoup de place aux femmes rappeuses et slameuses.
Dans le milieu des cultures urbaines les femmes sont globalement moins bien vues parce qu’on l’a toujours présenté comme un mouvement de mecs, y compris à l’intérieur du mouvement. C’est-à-dire que les rappeurs, les slameurs, n’ont pas laissé beaucoup de place aux femmes au tout début parce qu’on a toujours, surtout le hardcore, pensé que c’était un truc de mec. Donc, pour des rappeuses, slameuses, se frayer un passage… Indépendamment de Ziguinchor ou ailleurs. Au Sud, peut être encore plus parce que la dimension culturelle va jouer. C’est mon interprétation, mais déjà qu’il y a une hiérarchie sociale très, très marquée du point de vue du genre, et que l’espace public n’est pas un espace féminin, c’est un espace masculin. Même si, par exemple, les diolas, c’est des sociétés égalitaires, l’espace public reste quand-même un espace masculin. Et donc, prendre la parole quand on est une femme dans l’espace public, ce n’est pas évident. Parce que quand on est dans le rap ou le slam on prend la parole. Et très souvent avec une dimension critique. Le slam est un peu différent, parce que c’est la partie plutôt soft des musiques urbaines, mais à un moment donné il porte aussi la critique.
J.A.G.
En dépit des obstacles, des chanteuses telles que Eve Crazy, Tamayo, Sister Nancy, Sister Rima, Shina Tafinia, Sister Nia, Erinja sont régulièrement présentes sur la scène hip-hop de Ziguinchor et casamançaise, et certaines d’entre elles, comme par exemple Eve Crazy, rappeuse hardcore, et Tamayo, qui a évolué du rap engagé vers une fusion avec des musiques traditionnelles, se produisent aussi dans la capitale et dans d’autres régions.

La couverture du single AFAYE de Eve Crazy
Les artistes femmes ne sont pas structurées en une dynamique collective au niveau de la ville ou de la région, par exemple pour promouvoir le rôle de femmes dans le hip-hop, comme c’est le cas à Dakar avec Genji Hip-Hop. Cependant les slameuses et rappeuses participent ensemble à des concerts et activités de sensibilisations, par exemple sur les violences faites aux femmes, en collaboration avec des ONG. Tamayo, aussi appelée la Reine du Sud, se distingue par son engagement dans des activités associatives et de solidarité envers les femmes et les jeunes de la ville et de son quartier à Ziguinchor, Lyndiane, par l’organisation de festivals et la promotion des langues et des rythmes de Casamance au travers de ses chansons.
La Reine du Sud: un engagement pour la Casamance

T-shirts et casquettes, Festival Teranga Casamance de Tamayo, la Reine du Sud
Tamayo a commencé très jeune le rap dans un groupe avec des amis d’enfance, en étant la seule fille. Suite aux obstacles de sa famille qui pensait que rapper n’était pas adapté à une fille, elle a entrepris une carrière sportive dans le basket, pour revenir ensuite dans le milieu hip-hop. Avec le temps, elle a obtenu le support de sa famille qui l’encourage désormais dans sa carrière, et son style musical a évolué du rap engagé à la fusion avec des sonorités et des rythmes du Sud, en utilisant de plus en plus les langues parlées en Casamance pour mieux se faire comprendre, et valoriser les cultures de la région. Devenue un personnage public, elle a créé en 2013 l’Association Teranga Casamance pour soutenir et conscientiser les femmes et les jeunes de Ziguinchor et de la Casamance. Elle s’attache en particulier à promouvoir sa région en tant que lieu d’hospitalité – teranga est un mot en wolof qui signifie à la fois hospitalité, accueil, partage et solidarité – aussi pour dépasser l’image d’une région marqué par le conflit, où il faut toujours parler de paix. Elle a organisé dès 2014 le Festival Teranga Casamance, avec des concerts hip-hop, traditionnels et folkloriques, ainsi que Sargal Jigueen (félicitations aux femmes, en wolof), un festival annuel à l’occasion de la journée internationale des femmes, avec des activités musicales et conviviales (les hommes qui font la cuisine; les femmes qui jouent au football), et des ateliers de sensibilisation, par exemple sur l’entreprenariat féminin. Ce sont en particulier les activités associatives qu’elle a entrepris auprès d’un public plus vaste que le milieu hip-hop qui l’ont motivée à élargir de plus en plus son style musical pour s’ouvrir à un public diversifié, tout en continuant à porter un message engagé.

Affiche du festival Sargal Jigueen de Tamayo
Je ne peux pas quitter le mouvement hip-hop en tant qu’artiste parce j’ai commencé avec le hip-hop qui m’a forgé avec un esprit de battante. Mais avec ma culture j’ai pu avoir plus de popularité d’écoute et faire danser. (…) Je faisais du rap, mais avec ma culture très riche, je me dis puisque j’ai une association où il y a beaucoup de femmes, d’enfants, des jeunes, je me dis, si tu vas faire du rap, ils ne vont pas te suivre à 100%. Et le message que je dois véhiculer dans le rap, je peux le faire en Afrobeat, en Afro-Mandingue, en Afro-Diola, avec ma culture. Mais toujours avec un message d’engagement. Pour faire danser, il faut apporter la mélodie culturelle traditionnelle de chez nous. Peut-être le Djambadon et un peu d’acoustique qui mélange avec le folklore. (…) Je chante en mandingue, diola, après je mets un peu de wolof, un peu de français. Des fois je mets un peu de créole parce qu’il y a beaucoup de Bissau-Guinéens ici. Je suis du Sud, donc je dois véhiculer ma musique avec mes langues.
T.D.
L’engagement de Tamayo pour sa région se manifeste aussi dans des activités de sensibilisation à l’ouverture des frontières menées avec des partenaires (CDEAO, Enda), notamment pour faciliter la libre circulation des personnes et des marchandises entre la Casamance, la Guinée-Bissau et la Gambie, en favorisant les relations et les échanges transfrontaliers. Les liens entre la Casamance et ces pays sont en effet très importants aussi car ces pays partagent les mêmes langues et ethnies. Beaucoup de ressortissants de Guinée-Bissau et de Gambie vivent à Ziguinchor, et les déplacements entre les frontières pour visiter des membres de la famille ou pour le commerce sont très importants. Ceci contribue à une dynamique transfrontalière qui s’exprime aussi dans les cultures urbaines, avec des artistes qui se produisent régulièrement d’un côté ou l’autre de la frontière.


Couvertures de deux singles de Tamayo
Les activités associatives de Tamayo sont menées souvent avec des fonds propres, bien qu’elle ait reçu dans le passé le soutien d’un ancien maire de la ville particulièrement ouvert aux projets et aux activités culturelles et citoyennes menés par les jeunes. Comme c’est le cas d’autres acteurs des cultures urbaines, pour Tamayo les relations entre les artistes et les autorités locales, voire les politiciens, sont jugées essentielles pour pouvoir mener des projets en faveur des populations.
En tant qu’artiste, si tu te dis que tu ne vas pas t’engager à collaborer avec les politiciens, tu ne vas pas t’en sortir à 100%. Parce que les politiciens doivent nous écouter en tant que représentants de la jeunesse. C’est la citoyenneté. Parce que quand tu es artiste, tu n’as pas de couleur, tu n’as pas d’ethnie, tu n’as pas de religion. Tu es juste artiste. Si tu as un message que tu véhicules, ils se sentent tous concernés. (…) Mais aussi, pour aider la population, il faut aller vers les politiciens. Si tu as le complexe de ne pas aller, parce que les gens disent que tu fais de la politique, habitue-toi d’abord de les approcher, de les écouter, ils vont t’écouter.
T.D.
Tamayo, comme d’autres jeunes artistes des cultures urbaines qui s’engagent dans des initiatives citoyennes, ont compris que la parole de la jeunesse compte aussi au niveau politique, que cela soit dans leur ville, leur région, ou au Sénégal. Bien qu’il ne soit pas facile d’obtenir des financements de la part des autorités ou de politiciens aussi car les moyens ne sont pas toujours disponibles, ces jeunes artistes estiment qu’ils doivent être écoutés et soutenus par les autorités et les politiciens en tant que représentants de la jeunesse, et jeunes citoyens qui agissent en faveur de la collectivité.
Kassumay FM, femmes reporters pour la paix et le développement

Affiche à l’entrée des locaux de la radio Kassumay FM, Ziguinchor
Kassumay FM (kassumay en diola est une salutation courante qui signifie ‘que la paix soit sur toi’) est la radio communautaire des femmes pour la paix et le développement à Ziguinchor. Portée par des femmes reporters de tous les âges, elle représente une réalité influente à Ziguinchor. Cette initiative fait partie d’une réalité associative plus large, l’Union Régionale Sante Yalla, qui réunie des groupements de promotion féminine dans la région de Ziguinchor, et qui est à son tour membre de la Plateforme des femmes pour la paix et le développement en Casamance. Cette plateforme œuvre afin d’imposer la voix des femmes dans les processus de recherche de paix. Les femmes reporters, secondées aussi par des hommes associés à l’équipe, s’activent dans leurs émissions qui ont lieu aussi sur le terrain pour favoriser les processus de paix, au travers de l’écoute, le pardon et la réconciliation entre les parties. Le rôle des femmes dans le processus de médiation est estimé important et légitime car elles sont directement concernées par les conséquences du conflit aussi en tant que femmes, sœurs, mères, et peuvent jouer un rôle clé dans la conscientisation des deux parties.
Pour la recherche de la paix en Casamance, ce sont nos maris qui sont là-bas, ce sont nos frères qui sont là-bas. Des côtés des MFDC et des côtés de l’armée sénégalaise. Des côtés de l’armée sénégalaise on a nos époux là-bas, on a nos frères, on a nos enfants. En tant que femmes. Des côtés des combattants des MFDC on a nos époux aussi, on a nos maris, on a nos enfants. Donc si les femmes sensibilisent pour conscientiser, pour qu’il y ait une paix définitive en Casamance, je pense qu’on a notre place dedans, dans le processus de la paix.
G.B.


Ligne éditoriale de Kassumay FM; à droite Ginette Badji, directrice des programmes, dans les studios de la radio, Ziguinchor
S’agissant d’une radio communautaire, les émissions sont réalisées selon les cas en français, wolof et en langues locales pour mieux atteindre les auditeurs de toutes les origines. Elles traitent, au-delà des processus de paix et de réconciliation qui sont mis en exergue, des thèmes en lien avec les problématiques vécues par les femmes dans la société sénégalaise et casamançaise, que cela soit au niveau de la culture, la société, la santé, l’éducation, la gouvernance ou l’agriculture. Les sujets abordés concernent par exemple l’autonomisation économique des femmes, l’éducation, l’accès à la terre, la participation aux processus de gouvernance, ou encore la question des violences faites aux femmes.
Nous avons choisi des thèmes qui touchent directement les préoccupations des femmes à cause des pesanteurs socioculturelles, qui sont l’accès des femmes à la terre, les violences faites aux femmes, les droits des femmes, l’état civil, le maintien des filles à l’école. Parce que les femmes sont moins représentées dans les instances de prise de décision, donc il faut maintenir les filles à l’école, qu’elles aillent très loin dans les études. Il y a la santé de la reproduction, l’acte 3 de la décentralisation, la prévention des conflits, l’autonomisation économique des femmes, il y a les questions transfrontalières. (…) Nous, en tant que femmes casamançaises, on ne peut pas parler sans parler de la paix, sans parler de l’autonomisation économique des femmes parce que le conflit a fait que la femme casamançaise est devenue très tôt chef de famille. Parce que les hommes sont partis là-bas, dans la brousse, donc les femmes sont devenues très tôt des responsables de famille. Nous, ici en Casamance, l’aspect paix, on le met en avant.
G.B.


Femme-reporter (à gauche) et Ginette Badji (à droite), directrice des programmes, studios de Kassumay FM, Ziguinchor
Les émissions réalisées placent les femmes au centre des processus de paix et de développement aussi du fait qu’elles ont dû se positionner lors des conflits en tant que responsables de famille, ce qui a accru l’importance de leur rôle dans la famille et la société casamançaise. Dans les processus de recherche de paix et de développement, les femmes reporters, qu’elles soient jeunes ou plus âgées, sont intentionnées à jouer un rôle clé aussi au niveau de la culture de l’information, du dialogue et du débat d’idées.